
Rencontrer le mangeur derrière l’assiette
Diététicien formé à l’Approche Centrée sur la Personne et au Focusing, Duncan nous invite à écouter le mangeur plutôt que son menu. Derrière chaque bouchée, un vécu, un corps qui parle, un délicat chemin de reconnexion à soi. Ici, l’accompagnement ne corrige pas : il relie, il accueille, il soutient l’élan de vie qui cherche à se dire.
Bonjour Duncan, est-ce que tu peux nous parler un peu de ton métier de diététicien, et puis peut-être des enjeux auxquels tu es confronté, de l’ACP (approche centrée sur la personne), du focusing ?Qu’est-ce que ça permet dans ce cadre-là ?
Je te remercie pour ta question, parce que bien souvent en fait, la vision du diététicien c’est le spécialiste de ce qu’on va mettre dans l’assiette, des menus, tant de calories, etc. Moi je m’intéresse plutôt au mangeur derrière l’assiette. C’est-à-dire que le mangeur a un vécu, des ressentis, des sensations. Et on sait que plus on est en lien avec ses sensations autour de l’alimentation, plus on est fin pour sentir sa faim, sa satiété, son rassasiement, la gestion des émotions, du stress. Parce que le stress et les émotions qu’on a du mal à gérer, parfois la bouffe ça peut être un moyen de pouvoir gérer les émotions. Et plus on est en lien avec ça, et plus il y a quelque chose qui vient se réguler autour de ça. Si je suis très synthétique ce serait ça.
Et ça c’est quelque chose j’imagine qui fait partie du cursus quand tu deviens diététicien. On apprend déjà ça, il y a déjà peut-être des outils ou des choses qui sont mis en place par rapport à ça, pour aider le client, le patient, je ne sais pas comment vous dites.
On dit plutôt patient. Alors pas du tout. En fait ça fait pas du tout partie du cursus. Ce qui fait partie du cursus c’est plutôt savoir comment fonctionne physiologiquement le corps, le contenu des aliments, etc. et l’interaction que ça peut avoir avec le corps. Mais on n’est pas du tout sur le ressenti, la subjectivité. On ne s’intéresse pas beaucoup à la subjectivité.
Les émotions non plus ?
Les émotions non plus, dans la formation de diététicien de base, qui est un BTS en deux ans. Pour moi ça a été une frustration énorme. J’ai adoré mes études sur le fonctionnement du corps, tout ça, mais j’avais rien sur comment j’accompagne un être humain. On fait comment pour accompagner un être humain ? Alors je me suis mis à me former, j’ai fait différents diplômes universitaires dans l’accompagnement, que ça soit dans l’éducation thérapeutique ou l’entretien motivationnel, où tu as, justement, une base d’ACP, d’approche centrée sur la personne rogérienne, au niveau des compétences relationnelles.
Je me suis aussi formé à d’autres approches qui prennent en compte le corps et ses perceptions, type méditation de pleine conscience, c’est quelque chose qui est de plus en plus répandu, même dans le soin en général, tu le retrouves maintenant à l’hôpital, à la fois pour les patients, mais aussi les soignants, l’hypnose, la thérapie d’acceptation et d’engagement et d’autres approches, et notamment le focusing qui nous réunit ici.
Et c’est justement cette découverte, tu as évoqué la découverte avec l’ACP assez tôt ?
J’ai découvert l’ACP avec ce qu’on appelle l’éducation thérapeutique du patient. C’est une approche qui est proposée dans tous les hôpitaux quasiment de France. Et l’objectif c’est quand on a une maladie chronique comme le diabète, comme l’obésité, comme un cancer par exemple, c’est comment j’arrive à vivre avec cette maladie. Et du coup l’idée c’est de pouvoir transmettre, que la personne puisse apprendre sur sa maladie, sur son traitement, comment elle fonctionne elle-même.
Et pour tout ça on a besoin d’être une sorte de médiateur, un éducateur thérapeutique, qui va être dans une approche où au niveau des compétences relationnelles on va retrouver une vraie présence à l’autre, des reflets, une reformulation, une collaboration thérapeutique sur des objectifs en commun qu’on va placer. Et il va y avoir toute une dimension psycho-éducative et éducation sur les fonctionnements du corps à transmettre aux patients.
Donc il y a une dimension là, dans ce que tu dis, que la personne découvre aussi elle-même, ce qu’est sa maladie, son propre rapport à la maladie, et c’est là qu’intervient alors cette approche, plus spécifiquement l’approche centrée sur la personne, qui est aidante, pour pouvoir accompagner en douceur la personne vers cette compréhension, c’est ça ?
Complètement, en fait, si tu veux, c’est facile de trouver des informations sur une maladie, mais ce n’est pas adapté à la personne du tout, ce n’est pas adapté à son vécu, à ce qu’elle raconte, à ses émotions, à son ressenti, à ce qu’elle sent dans sa chair, vraiment, vis-à-vis de cette maladie, comment elle le vit, etc. Parce que c’est un vrai trauma, l’apparition d’une maladie dans une vie ! Donc ça peut faire bouger le rapport qu’on a à notre propre corps, avec cette maladie qui est à l’intérieur de notre corps.
Et par rapport au focusing que tu as évoqué, quelle était la rencontre pour toi avec le focusing, et puis comment ça s’intègre dans ton métier ?
En fait, le focusing, j’y suis rentré grâce à la pleine conscience. Cette pleine conscience, c’est un entraînement à être présent à soi. On développe cette qualité de présence. Et j’avais jamais entendu parler de cette approche focusing, pourtant j’étais vraiment dans le milieu de la pleine conscience, tout ça, et je trouve qu’il y a beaucoup de points communs avec le focusing, c’est pour ça que ça m’étonne, mais un ami m’a parlé du focusing.
Je suis allé me renseigner un petit peu dessus et je vois que ça rejoint tout mon parcours que j’ai pu avoir dans l’éducation thérapeutique du patient, donc l’ACP au niveau de la posture, des intentions qu’on met dans la relation, ainsi que la pleine conscience. Ca vient rejoindre cette qualité d’observation qu’on va développer en lien avec son corps. Et je me suis dit : trop bien ! En plus j’étais formé à l’hypnose ericksonienne, où il y a des choses qui sont très en commun avec aussi avec certaines postures qu’on peut retrouver chez Carl Rogers.
Je me suis donc formé et je me rends compte que je faisais déjà pas mal de choses comme ça, de façon où j’injectais déjà de la pleine conscience dans l’hypnose conversationnelle qu’on pouvait faire avec les patients. C’est-à-dire, au lieu « d’aller dans un monde imaginaire où on vient chercher ses ressources intérieures dans une grotte où on trouve des pierres précieuses qui jaillissent ensuite à l’intérieur de nous », on serait plutôt dans quelque chose où « on reste plutôt là », dans ce qui est là.
Ce serait moins guidé ?
Ça serait beaucoup moins imagé, ça va beaucoup moins dans l’imaginaire en fait. Ça veut pas dire que l’imaginaire, c’est pas bien d’aller le travailler, c’est ultra intéressant de passer par l’imaginaire pour ensuite revenir au corps.
Et donc tu disais on reste là.
On reste là. On reste là avec les sensations de la personne. Et quand je dis on reste là, je dis on, c’est vraiment l’accompagnant, il est là avec la personne. C’est comme si on roulait avec la personne, comme une sorte de… l’image qui vient c’est la conduite accompagnée. C’est comme si on gardait l’engagement social avec la personne dans son processus à aller voir ce qui se passe à l’intérieur d’elle, ce qui est très important parce que c’est souvent source de vulnérabilité d’aller voir ce qui se passe à l’intérieur.
Et quand il n’y a rien en face et qu’on n’entend plus rien du tout, par moment ça peut être un peu trop exposant pour la personne s’il n’y a pas un peu d’engagement social, qu’elle n’entend pas une voix qui accompagne. Dans ce processus, qui est un peu comme si on tenait la main, mais c’est elle qui dirige la promenade, ce n’est pas nous qui dirigeons la promenade.
Donc c’est comme une articulation entre ce que tu viens de décrire, cette présence aux côtés de la personne, qui l’invite, qui l’aide, qui l’accompagne à aller plus en profondeur vers elle-même, en tout cas au contact de ce qui est présent pour elle, en évoquant sa situation, sa maladie, et aussi de tout ce bagage peut-être plus théorique aussi, que tu as appris et qui est hyper important aussi et qui peut servir, tu parlais d’éducation thérapeutique… amener ces outils-là tout en étant dans cette écoute, ce climat d’écoute et de confiance.
Complètement. C’est vraiment essentiel je pense, et ce n’est pas que moi qui le pense, il y a quand même beaucoup de travaux scientifiques dans ce sens quand même, depuis un certain temps, que ça soit sur les théories de l’attachement, de l’alliance thérapeutique, etc.
Et si on revient plus à la diététique, c’est-à-dire les patients autour de leur rapport à l’alimentation et leur rapport au corps, moi je rencontre principalement des personnes qui ont des troubles alimentaires. Donc l’anorexie, la boulimie, l’hyperphagie, l’obésité aussi. Très souvent le rapport qu’a la personne avec son corps, c’est la guerre. Très souvent, si on remonte, on voit qu’il y a plein de traumas liés au corps.
Je ne sais plus tout à fait les pourcentages, mais chez les personnes qui ont une obésité massive, il y a plus de 40 ou 50% d’agressions sexuelles. Je ne vais pas faire un dessin, mais tout le monde, intuitivement, sent que quand on a subi des agressions sexuelles ou des viols, c’est difficile de vivre avec son corps ensuite. Sans forcément être un expert du sujet, ça suffit de comprendre ça. L’idée, c’est que dans le suivi diététique, certes on va entraîner à ce que la personne puisse être plus fine pour sentir sa faim, sa satiété, savoir qu’elle n’a plus besoin de manger, parce que très souvent les personnes ne sentent plus leur intérieur.
Elles ont coupé le contact, peut-être, à cause de la souffrance ?
C’est ça. C’est-à-dire que le corps, aller dans son corps, c’est source d’insécurité. Et donc pour ça, ce n’est pas d’aller en frontal dans le corps forcément, c’est d’y aller par petites touches, d’entraîner. C’est comme un entraînement en fait, en familiarisant la personne, et ça peut se faire en conversationnel : tiens, je vois poser la main ici, ça se passe là, la main sur la poitrine ? Sans forcément faire tout un processus de focusing qui serait beaucoup trop exposant pour la personne.
On dit par exemple autour du psychotraumatisme qu’il est important que la personne ait vraiment des ressources avant d’aller voir en profondeur dans son corps. Parce qu’on sait qu’aller voir dans son corps, c’est un peu comme si on allait voir une partie émotionnellement vulnérable. C’est trop à vif, et il y a besoin de se sentir plus fort pour aller voir ce qui s’y passe. Et très souvent on va travailler à valoriser énormément le patient. On va être beaucoup dans la valorisation et aller voir ses ressources, ce qui là fait vibrer, ce qu’elle aime dans la vie.
Et là on va utiliser le corps. C’est-à-dire qu’au lieu d’aller voir le problème qui coince à l’intérieur de moi, je vais aller me connecter à un souvenir où je me sens, où je suis en train de faire une passion par exemple, ça me fait vibrer ça. Un truc agréable, où je sens que mon corps vibre à ce moment-là, ou par exemple un souvenir tout simple lorsque je me suis promené dans la nature. Ça peut être par exemple ce genre de choses-là, ou les petites victoires que j’ai pu sentir dans ma vie à ce moment-là : qu’est-ce que ça fait quand je me connecte à ça ?
Donc convoquer un souvenir puis vraiment l’inviter à sentir, en partant d’un souvenir bienheureux, plutôt que d’aller attaquer frontalement le problème.
Voilà, c’est ça. Enfin le problème, entre guillemets…
Ce qui est douloureux, ce qui provoque le trouble… Et en quoi c’est aidant, d’aller contacter ? Ça devient une ressource, j’imagine, après ?
Ce qui est aidant, c’est qu’en fait, dans ce processus, la personne se relie avec son corps. Elle se reconnecte à des choses plus douces en lien avec son corps, d’abord. D’abord aller contacter un truc un peu plus doux. Mais en y allant étape par étape, parce que pour certaines personnes, même les choses douces, même le plaisir, c’est tout de suite lié à la honte et la culpabilité, donc ça peut être une souffrance énorme dans les sensations corporelles, dans les tensions que ça peut créer dans le corps.
Donc c’est d’y aller et très souvent demander le consentement du patient, c’est-à-dire, est-ce que vous êtes OK qu’on poursuive ? Comment ça va, là, c’est OK ? À tout moment, vous pouvez sortir de l’expérience, si ça vous va.
Beaucoup de délicatesse, beaucoup de précaution.
Exact. Et je dirais qu’en fait, le focusing, la manière dont je l’amène, ça va être aussi sur les moments, les souvenirs agréables, c’est à dire d’aller contacter par exemple plus en profondeur, quelle sensation ça fait : « ah ça s’ouvre au niveau de la poitrine, ok vous sentez une chaleur, ok. Quelle intensité cette chaleur ? Voilà, restez quelques instants avec. Comment ça bouge, comment ça fait à l’intérieur de vous ? » Voilà, rester avec ça, sans forcément faire tout le process du focusing. Et du coup, ça aide à se sentir plus stable, à aller voir les choses un peu plus stressantes.
Par la suite avec ce nouveau chemin, un début de confiance retrouvé avec le corps, alors après, tu peux accompagner dans les choses plus douloureuses, ou plus cachées même ?
Ça peut aller vite, ça. C’est-à-dire que c’est dès la deuxième séance, si la personne est plutôt OK d’aller voir des choses qui la touchent, qui semblent la stresser, mais qu’en même temps, ça touche quelque chose d’important pour elle. Bien souvent, on sent des choses fortes, qui nous coincent, qui nous bloquent, en lien avec des choses qui sont profondément importantes pour nous. Donc parfois, c’est intéressant de clarifier qu’est-ce qui est important pour la personne en amont, pour l’inviter à avoir des émotions plus agréables et plus positives dans le processus, voire des trucs bloquants, durs.
Oui, donc ça peut aller vite, mais en même temps, comme tu disais, c’est vraiment au rythme de la personne, avec cette idée de l’ACP, quoi, de suivre ce rythme, ne pas forcer, pouvoir suggérer, mais sans forcer.
Voilà, on évite de prendre un bâton et de taper la personne pour lui dire, allez, on y va, c’est le pire truc à faire ! C’est une image, le bâton, mais il peut y avoir certains soignants qui, malheureusement, peuvent être un peu dans le « allez! ».
Et pour terminer, qu’est-ce que tu dirais que la formation approche centrée sur la personne et focusing t’a apporté, ou pourrait apporter à des personnes qui auraient le même type de patientèle ?
Ce qui m’a beaucoup apporté, en fait, dans la vision du focusing, c’est le concept de sens corporel. Je trouve que c’est quelque chose qui est très intéressant et qui peut, du coup, se retrouver partout. Parce que le corps, il est partout, en fait, où on est. Cette capacité à pouvoir, en allant juste investiguer, observer, sentir vers où ça va, vers où je sens que j’ai besoin d’aller, là. Sur des choses toutes simples, comme aller boire un verre d’eau ou juste m’étirer quoi.
Oui donc à chaque instant on apprend à se référer à quelque chose, à quelque part, un endroit dans le corps qui peut nous dire oui ou non.
Et ça c’est très régulateur au niveau du stress. On sait que pour les soignants par exemple, ils sont très en souffrance vis-à-vis du stress. Donc s’ils développent cette qualité-là, cette compétence-là, d’aller rencontrer ce sens corporel plusieurs fois dans la journée, etc. sans forcément faire tout le process, focusing, mais déjà refaire du lien avec tout ça… déjà on sait un peu mieux vers où je sens que j’ai besoin d’aller pour faire redescendre ce stress, etc.
En prévention du burn-out ça c’est sûr, déjà la pleine conscience, la méditation de pleine conscience est très utile mais a priori cette compétence attentionnelle qu’on muscle à aller voir le sens corporel, c’est sûr qu’en prévention du burn-out c’est top.
Des propos recueillis par Maxime Calay lors du séminaire d’été de focusing 2024
Site internet de Duncan : www.duncanbenveniste.com
Crédits :
Photo : ecommunication – Léo Durand
Musique : Maxime Calay
Tag:alimentation, émotions, traumas