Gérard Lamboy : 40 ans avec le focusing
Dans ce podcast, nous sommes à l’écoute de Gérard Lamboy, co-fondateur de l’ifef, institut de focusing d’Europe francophone. Il nous parle de la découverte et de son cheminement avec le focusing jusqu’à aujourd’hui et propose le focusing comme raccourci vers la profondeur de l’Être.
Je me présente, Gérard Lamboy, ça fait une quarantaine d’années que j’ai découvert le focusing à la suite de ma formation dans l’approche centrée sur la personne de Carl Rogers. Et donc déjà situer le travail de Gendlin (qui a formalisé le focusing), à la fois élève puis collaborateur avec Carl Rogers dans l’approche centrée sur la personne. Comme le dit souvent Gendlin, « c’est dans l’approche entrée sur la personne que j’ai découvert le focusing ».
Donc toi ça fait 40 ans que tu as rencontré le focusing, comment ça s’est passé, qu’est-ce qui t’a appelé là-dedans ? J’imagine si ça fait 40 ans et que tu es toujours là en tant que formateur à l’IFEF, c’est qu’il y a quelque chose qui a dû être important pour toi ?
Dans un des livres qui présentait l’approche à la personne, il était noté qu’un certain individu s’appelait Eugène Gendlin. Et donc, me promenant dans une librairie, je tombe sur un livre, qui ne s’appelait pas « Focusing » à l’époque, c’était « au centre de soi » uniquement, mais qui avait le nom d’Eugène Gendlin. J’ai commencé la lecture alors que je faisais la formation dans le cadre de l’école d’infirmières de Savoie. Et donc, j’ai commencé à appliquer le Focusing à partir du livre. J’étais étonné, surtout avec des praticiennes, de voir le résultat du Focusing.
Tu dis « avec des praticiennes » ?
Praticiennes, c’est-à-dire des gens qui étaient sur le terrain, des infirmières. Ça a été pour moi un test fabuleux parce que je me disais que ce n’est pas une petite chose, cette histoire de focusing. Oui, avec une simple lecture, il y a des choses déjà qui peuvent se transformer rapidement. Et donc, à la suite de ça, il y a une quarantaine d’années, Jacques Lalanne est venu organiser des week-ends de formation à Paris. Et donc, c’est là que j’ai expérimenté pour moi le focusing. Ça a été déjà décisif au bout d’une ou deux journées, parce que dans mon corps, vraiment, ça a été à la fois une découverte, une expérience fabuleuse, qui ne s’est pas arrêtée depuis 40 ans.
Et toi à l’époque, tu étais donc docteur en psychologie, tu l’es toujours, mais tu exerçais ou comment c’était ta situation ?
Oui, moi en tant que psychologue, j’exerçais dans des établissements. D’un côté, je faisais mon travail dans le cadre d’institutions, et puis parallèlement, j’accueillais des personnes en thérapie individuelle. C’est là que j’ai pu petit à petit voir l’impact de ce travail de Gendlin sur les clients qui venaient me voir. C’est-à-dire que pour moi, ça a été une grande transformation par rapport à ma formation initiale, dans l’approche centrée sur la personne, qui était essentiellement verbale.
Elle était arrivée au point où je me disais « j’ai l’impression de bien écouter, mais ce n’est pas ça ». J’avais l’impression que c’était encore trop superficiel, au sens d’une écoute qui restait à un niveau social. Mais je sentais qu’il manquait quelque chose. Donc à partir du moment où j’ai petit à petit découvert et expérimenté le focusing, je me suis aperçu que c’était un énorme raccourci…
Un énorme raccourci vers… ?
Un énorme raccourci au sens où, en quelque sorte, c’était un peu… Au delà des mots. Au-delà des mots, c’est-à-dire comme si avec le Focusing, on court-circuitait l’excès de verbal et que ça laissait apparaître des sensations particulières.
Donc il y a cette rencontre avec le Focusing et puis ça s’intègre un peu dans ta pratique, c’est ça que tu commençais un peu ?
Oui, tout à fait. À la fois dans ma pratique thérapeutique et puis à la fois dans ma relation avec les gens. Je donne peut-être juste un petit exemple.
Je travaillais entre autres dans une institution qui accueillait des femmes en difficulté, ce qu’on appelle des femmes battues et autres. Et j’arrivais un matin, je n’avais même pas eu le temps de poser ma sacoche, de travailler, et il y avait la femme de ménage qui m’accueillait, elle s’appelait Germaine. Et je lui dis donc, comme on fait le matin pour s’accueillir, « Comment ça va Germaine ? » Elle me dit « Oui, ça va bien », mais puis je voyais sur son visage qu’il y avait quelque chose qui dénotait un peu par rapport à ce qu’elle disait.
Et je dis, « je ne sais pas, j’ai l’impression… il n’y a pas quelque chose dans ta vie là qui te gêne ou qui te tracasse ? ». Et donc, elle était avec son balai, elle pose son balai puis elle commence à parler et au bout d’un moment, je lui dis « ça te fait quoi quand tu parles de ça, qu’est-ce que ça te fait dans ton corps ? » Et puis spontanément, j’étais assez naïf à l’époque parce que j’étais en phase d’expérimentation.
C’était le début, oui.
Elle me dit « j’ai comme des boules au niveau de la gorge ». Et moi, à la fois débutant et hésitant, donc je lui pose la question « et si ces boules avaient quelque chose à te dire, qu’est-ce qu’elles te diraient ? »
Directement, comme ça, sans détour.
Oui, comme ça. Oui, même j’allais dire, les gens me prenaient sans doute à l’époque, tu vois, le psy est en train de dérailler ou quoi que ce soit. Mais elle, connaissant pas du tout le focusing, mais évidemment…pas du tout intellectuelle, spontanément elle commence à parler de son fils, son fils qui était à la guerre, je ne sais pas si c’était la guerre d’Algérie à l’époque, et puis au bout d’un moment, donc complètement déchargée, sans se poser de questions, elle s’était libérée d’un énorme poids. Ensuite je prends ma sacoche, je rentre dans l’établissement, elle reprend son balai et puis voilà.
Et tu crois que c’est le fait d’avoir contacté ces boules-là qui fait que la parole a été libératrice ou que si tu l’avais demandé juste en fouillant, elle t’aurait partagé ça et peut-être ça l’aurait libérée ?
Je pense que justement si on était partis sur un dialogue, ça aurait pris beaucoup de temps.
Ah oui c’est ça, c’est là le raccourci, peut-être, dont tu parlais.
C’est là le raccourci dont je parlais. À la fois, ça aurait pris beaucoup de temps et j’étais pas bien sûr qu’on aille au cœur.
Au cœur de ce qui était là et que toi tu te sentais, tu te sentais concerné par ça.
Oui, mais j’étais encore au début, où je me posais une question sur si ce corps avait à parler, je n’avais pas été formé à ce genre de pratiques et d’interrogations.
Tu étais un peu en terrain inconnu.
Oui, totalement. Mais à la fois qui m’attirait de plus en plus.
Et donc qu’est-ce qui fait que là aujourd’hui tu es encore là, tu es devant moi et puis on parle de ça et c’est encore bien présent ?
C’est-à-dire que, comme je l’ai dit souvent, quand j’ai découvert le focusing, c’était ma passion qui me poussait à faire la réclame, j’allais dire, du focusing. Mais au bout de quelques années de formation, je me suis aperçu que ce n’était pas tant le focusing en tant que tel qui m’avait touché, mais ce que le focusing me permettait de découvrir. Et donc c’est la découverte qui continue. Et c’est pour ça que ça me passionne toujours autant, parce que ce n’est pas le focusing en tant que méthode, mais c’est le focusing dans ce qui l’ouvre, dans des domaines assez incroyables que je pense ne pas pouvoir atteindre si j’étais resté uniquement dans une perspective essentiellement verbale.
Ça me donne l’impression, quand tu dis ça, que c’est comme si tu ne t’attachais pas à la méthode, mais que tu voulais voir plutôt les résultats, même si la méthode était nécessaire, ou en tout cas était en raccourci comme tu disais, pour pouvoir ouvrir à de nouvelles perspectives, à de nouvelles choses, débloquer des situations.
Oui, comme je le disais tout à l’heure, dans ma pratique au début j’ai commencé en appliquant la méthode, c’est-à-dire à partir du livre de Gendlin et petit à petit je me suis détaché de la méthode, elle ne me correspondait plus, j’étais à une étape où je marchais tout seul.
Oui, ça s’était intégré
Voilà, c’est ça cette découverte s’est faite d’année en année, puis ça continue, et c’est ça qui est assez étonnant, dans des domaines au-delà des perspectives que Rogers avait éveillées au départ.
Tu as un exemple, par exemple, quand tu parles de ça, de découverte au-delà de ce qui avait été pressenti ?
La base demeure quand même la philosophie, l’approche centrée sur la personne de Carl Rogers.
Donc en complément de la technique elle-même du focusing ou en tout cas de la dimension corporelle, c’est ça ?
Oui, c’est-à-dire que cette dimension corporelle vient s’intégrer dans l’approche centrée sur la personne, c’est-à-dire par les attitudes entre autres que Carl Rogers avait mises en avant. C’est pour ça que dans notre formation on parle de ACP/Focusing. Faire du focusing tout seul, j’en avais vu les limites à mon niveau, j’ai vu que ça ne marchait pas toujours. Ça nécessitait, comme maintenant je le formule, une certaine qualité de présence.
C’est ça, j’avais ce mot-là à la bouche depuis quelques minutes. Mais tiens, est-ce qu’on n’en vient pas à cette notion de Présence ?
Et oui, au point de, ces derniers temps, de réfléchir de plus en plus en me disant qu’est-ce que le focusing sans la Présence ?
Est-ce qu’on pourrait dire l’inverse aussi, peut-être pas limiter au focusing, mais au corps ? Qu’est-ce que la Présence sans le corps et la conscience du corps ?
C’est un dissociable, on ne peut pas imaginer la Présence sans le corps, c’est-à-dire que tout ça est intégré entre le mental et le corps, tout est intégré. À tel point que par rapport à ce que Gendlin a écrit à la fin de son ouvrage sur le focusing, je ne sais pas si tout le monde l’a lu jusqu’à la fin, il définit le sens corporel comme « le corps avant la dissociation entre le corps et l’esprit ».
Fabuleux, hein ? Autrement dit il utilise le terme de corps de manière plus large que le corps tel qu’on se le représente. C’est le corps-esprit. Et donc pour revenir à la Présence, c’est une question de corps-esprit. Il n’y a pas de corps ou d’esprit qui est en présence. Et donc c’est cette unité-là qu’on est amenés à retrouver dans cette approche que je trouve fabuleuse. Il parle de « avant la dissociation entre le corps et l’esprit ».
Et ça, c’est là que la méthode, c’est limitant, mais que l’approche de focusing et de l’approche d’entrée sur la personne, tout comme d’autres voies ou d’autres méthodes aussi, aident à cette réconciliation, ou ce dialogue entre le corps et le mental, pour former cet ensemble, peut-être réunifier les choses, devenir plus vivant, plus libre intérieurement, moins encombré, dissocié.
Oui, parce que dans notre culture occidentale, il y a toujours cette dissociation entre le corps et l’esprit. Même quand on parle du corps, c’est un peu comme on aurait affaire à un objet, à distance, alors que dans la Présence, on ne sent pas cette dissociation entre le corps et l’esprit. En quelque sorte, c’est pour ça que souvent je distingue le focusing au sens de processus naturel et le focusing en tant que procédure, ce que Gendlin a établi.
Quand je dis processus naturel, je me suis aperçu que sans le savoir, dans notre enfance, surtout à l’époque pré-verbale, on a appliqué le focusing sans savoir que c’était du focusing. En quelque sorte, c’est un peu comme si mon travail, maintenant, c’était d’aider à retrouver ce qu’on a perdu.
Comme retrouver une langue qu’on a connue, quelque chose comme ça, qui du coup n’a plus besoin d’être appelée langue parce qu’elle est là.
Et c’est pour ça que dans ce côté naturel, je me réfère souvent aux sportifs, et on peut voir qu’ils appliquent le focusing, sans connaître le focusing. Je prends l’exemple du golfeur, qu’est-ce qui lui permet de taper la balle à un certain moment ? Il ne peut pas mentalement analyser tous les paramètres que nécessite le geste juste : la distance, le vent, ainsi de suite. Et donc, sans s’en rendre compte, il doit faire appel à quelque chose en lui qui dit « oui, c’est le bon moment », comme si ce sens corporel en lui résumait ou synthétisait toute cette analyse qui demanderait beaucoup de temps et puis même sans donner forcément de résultat. Donc, des fois j’observe les sportifs et je vois à quel point ça peut être le golf, ça peut être le tennis ou autre.
Oui, ça m’évoque une intelligence du corps.
On peut parler comme ça.
Alors est-ce que le mot « focusing » a encore du sens à ce moment-là ? Est-ce que c’est pas vouloir aussi peut-être mettre une étiquette parce que c’est quelque chose qu’on connaît, on peut dire « ah, là, il fait du focusing », mais est-ce que ça garde du sens ?
En tout cas, c’est pour rappeler que, de mon point de vue, on a dû connaître, on n’applique sans s’en rendre compte le focusing, quand on choisit quelque chose, quand on fait un achat, quand on prend une décision. Et c’est vrai que le travail de Gendlin m’a permis d’accentuer la chose, de pouvoir le travailler en plus en profondeur, et non pas de manière uniquement naturelle, au sens d’exploiter, de développer, d’amplifier.
On va conclure malheureusement déjà ce moment ensemble. Est-ce qu’il y a quelque chose que tu voudrais ajouter ou adresser aux personnes qui nous écoutent là ?
En conclusion, pour moi, on a dit à une époque, « le focusing c’est la grammaire de l’intuition ». J’aimais bien cette expression à l’époque, tu vois, alors qu’habituellement on disait souvent « tu as de l’intuition ou tu n’as pas de l’intuition », mais là on s’aperçoit qu’on peut rentrer dans un apprentissage d’intuition comme on peut rentrer dans un apprentissage de focusing, alors que ça touche des choses insaisissables au départ. Et là on a la capacité de pouvoir rentrer dans des apprentissages plus formalisés.
Des propos recueillis par Maxime Calay lors du séminaire d’été de focusing 2024
Crédits :
Photo : ecommunication – Léo Durand
Musique : Maxime Calay