A l’écoute de l’écoutant
A propos de la supervision
S’il arrive souvent que les cordonniers soient les plus mal chaussés, il en est de même pour les professions de santé et les travailleurs sociaux qui n’ont pas toujours en retour de leur démarche de soin et d’accompagnement, l’écoute qui leur apporterait le soutien nécessaire. S’il y a une chose sur laquelle tout le monde s’accorde c’est bien celle de l’importance et de la nécessité de ce temps d’écoute et de supervision offert à l’écoutant.
Régulièrement il est question de la souffrance des soignants, de l’épuisement au travail (le trop courant burn-out). L’épuisement joue principalement sur deux tableaux : en premier, celui qui relève de circonstances de forte densité qui sollicite une mobilisation extrême du soignant et du service, en second, celui qui a davantage trait à l’usure, à la lassitude des situations qui semblent se pérenniser (accompagnement au long cours souvent dans des conditions douloureuses et dégradées). Il est alors de la plus grande importance que l’écoutant puisse avoir recours à une écoute bienveillante et soutenante afin qu’il puisse lâcher ce qui lui pèse avant de se remobiliser à nouveau. Donner de son temps, de son énergie, apporter son savoir-faire doublé d’un indéniable et indispensable savoir-être, requiert un espace-temps pour être, à son tour, entendu et accompagné dans sa pratique. D’où l’importance des groupes de parole, des temps de supervision et de régulation.
Les définitions de ces différents groupes ne sont peut-être pas aussi claires et tranchées que nous le souhaiterions, il s’opère souvent des glissements de l’un à l’autre. Le besoin de parler de soi, de se laisser interroger par les situations rencontrées, d’échanger sur les pratiques, va facilement mêler le regard sur l’outil et le regard sur soi, l’attention sur la performance et l’attention sur son propre vécu. Nous laisserons de côtés les études de cas pour lesquelles le regard est avant tout extériorisant, puisqu’il s’agit d’évoquer et d’analyser la situation d’un usager (diagnostic–traitement). Même si ces dernières impliquent les personnes, elles sont en priorité régulées par les réunions de synthèse et de conduite de protocoles.
L’équipe choisira finalement d’appeler groupe de paroles, supervision ou régulation, peut-être moins en fonction des ingrédients qu’elle souhaite y voir figurer qu’en fonction de l’idée qu’elle s’en fait. Le vocable (la dénomination) est au final secondaire, si la priorité est avant tout mise sur les attentes des participants. D’où la nécessité de prendre le temps de définir les objectifs visés par le groupe en fonction des besoins des participants et du service. Apprendre à fonctionner ensemble, en apportant les corrections nécessaires pour une viabilité commune la plus satisfaisante est du ressort de la régulation (groupe de régulation). Cette coordination, si elle se veut efficace, demande de prendre en compte les personnes en leur donnant la possibilité d’être écoutées et entendues sur ce qui leur est difficile, d’où la place importante de la parole (groupe de parole), mais cette régulation demande aussi d’avoir un regard ouvert sur les implications plus larges de la situation dans le cadre institutionnel, d’où la notion de soutien à l’équipe, qu’il s’agisse des pratiques ou des personnes (groupe de supervision). Je voudrais encore ajouter une dimension : celle qui demande un accompagnement individualisé devant l’impact de la situation sur l’écoutant. Ce type de supervision permet au professionnel de faire un bout de chemin très engageant pour obtenir l’aide nécessaire dans une situation délicate, d’où la nécessité de poser un cadre différent, hors du groupe, dans une prise en charge individuelle. A ce propos je vous donnerai un exemple d’accompagnement avec la technique du focusing qui permet d’aller directement au cœur de la problématique et d’entrevoir une résolution immédiatement applicable.
A quoi répond le groupe (de paroles régulation, supervision) ?
En priorité il apporte un soutien aux professionnels de santé sur le plan individuel et au niveau de l’équipe afin que les personnes en difficulté trouvent en elles-mêmes, avec les éclairages des autres participants et les indices proposés par l’intervenant extérieur, les solutions les plus favorables. Ces solutions s’appuient sur les ressources de la personne en difficulté, sur les ressources du groupe et sur celles de l’institution. Cette dernière n’est pas uniquement là pour limiter et enfermer les personnes, ce qui apparaît lorsque les contraintes institutionnelles sont trop lourdes (par ex. horaires sujets à modifications sans préavis, technicité et administratif trop envahissants, règlementations et changements imposés par l’institution sans consultation du personnel). Avec la pratique de la supervision, il s’agit d’aller à la recherche d’une optimisation des ressources de l’ensemble, que ce soient celles des professionnels, des équipes avec leur spécificité et celles des services et institutions.
Gardons en mémoire que le groupe n’est en aucun cas un groupe de thérapie, s’il a des effets bienfaisants, c’est par le fait même qu’il prend soin des personnes et de leurs situations vécues. Il ne cherche en aucun cas à appuyer où ça fait mal, pas davantage à mettre les participants devant leurs faiblesses. L’idéal est au contraire d’amener les personnes à renforcer leur estime et leur confiance en elles en leur faisant découvrir leurs atouts et en mettant en relief les possibilités offertes par la situation.
Prérequis, contexte, climat
La démarche de supervision doit rester une démarche active avec une participation « libre ». Instaurer une pression ne peut qu’engendrer gêne et retrait dans l’implication. Encourager l’investissement des soignants et l’implication individuelle passent par une prise en compte du besoin et du désir reconnus et de chacun. En règle générale, il y a dans les institutions une forte demande pour la mise en place d’un tel groupe, en tant qu’espace pour se dire, partager et recevoir de l’attention et de l’écoute. A l’usage il apparaît que la fréquentation n’est pas toujours à la hauteur de la demande. Aussi est-il important d’examiner les freins qui empêchent de s’ « exposer », de voir comment aider à les lever. D’où l’importance de clarifier les besoins de chacun dès le départ, puis de vérifier tout du long si les participants y trouvent leur compte. Dans ce sens, le rôle du superviseur est central, c’est lui qui instaure le climat qui préside au déroulement des séances, il doit pouvoir entendre les demandes et les recadrer dans le contexte, être aussi suffisamment compétent pour apporter des éléments nécessaires au cheminement du groupe.
A qui s’adresse le groupe ? Il n’y a pas de règle a priori. Le principal est que chacun y trouve sa place et ne se sente pas court-circuité par la présence des autres personnes. Il peut être important de consacrer un temps à définir qui participe et en quoi la présence de cette (ou ces) personne(s) est souhaitable. Pas seulement expliquer – pourquoi les médecins, le cadre infirmier, le psychologue, les bénévoles désirent et peuvent participer à ce groupe -, mais s’assurer que chacun des autres participants se sente suffisamment à l’aise et soit convaincu du bénéfice de cette participation. Partir sur des faux semblants concourt à l’échec de l’entreprise.
Dans la même veine, il importe que l’intervenant soit extérieur à l’institution, car, de même qu’il est difficile d’être juge et parti, il vaut mieux qu’existe une marge, et donc une souplesse, entre les enjeux de l’institution avec ses différents acteurs, et celui qui a charge d’accompagner les soignants et autres écoutants.
Le climat qui préside à ce type de rencontre est primordial. En tant que formatrice Centrée sur la Personne, j’accorde priorité aux attitudes qui vont faciliter la confiance dans le groupe et la considération de chacun. Carl Rogers a insisté sur le regard posé sur les participants, ce regard octroie à chacun une même importance, une même dignité, quelque soit sa place dans l’institution, il est respectueux des personnes, considère chacun avec sa problématique, sa charge affective sans évaluation a priori. Il évite de tomber dans le jugement car il sait entendre le sens porté par le message et vécu par une personne, sens parfois explicite mais souvent implicite car avancé avec précaution. D’où l’importance de l’écoute et de l’attention empathique envers chacun. Je vais y revenir. De plus, en tant qu’intervenant, j’existe en tant que personne, avec les compétences et l’expérience qui sont les miennes et si elles m’ont donné un certain bagage et des acquis indéniables, je peux aussi m’exposer avec mes doutes, mes interrogations, mon impuissance à répondre à des situations extrêmes, ce qui nous permet de chercher des solutions ensemble. Reconnaître ses propres limites facilite la reconnaissance des limites de chacun, ce n’est pas se montrer faible, c’est se montrer humain.
L’écoute est sans conteste une pierre angulaire du dispositif. En premier lieu, elle sait se faire silencieuse en offrant à la personne qui s’expose, l’accueil qu’elle mérite. Il est tellement facile d’intervenir avec des réponses toutes faites ou des théories pré-élaborées. Cette écoute respectueuse ne veut pas dire qu’il faille laisser la personne se perdre dans sa narration au risque de priver les autres du temps dont ils ont besoin. D’où la nécessité de structurer l’écoute en aidant la personne à aller à l’essentiel. Si l’empathie est un atout de l’intervenant, celui-ci doit pouvoir recentrer la personne sur ce qui est prioritaire pour elle. Les faits, oui, mais surtout le vécu derrière les contenus, l’expérience douloureuse qui accompagne ce vécu, fige la situation, enferme la vision et crée tensions et stress. Si l’expérience est réellement entendue, un nouvel espace va naître chez la personne, un nouvel élan va se manifester qui va libérer de nouvelles ressources.
Les axes essentiels de la supervision
- Le premier est l’écoute. Mettre l’accent sur l’écoute n’est jamais redondant car il réhabilite la personne dans sa singularité, dans son expérience propre. Accorder un temps d’écoute aux soignants en souffrance, avoir un lieu pour déposer ce qui est lourd à vivre sont une priorité. Toute personne porte quelque part des blessures que les difficultés professionnelles viennent réactiver. C’est alors l’écoute qui redonne à chacun le droit d’exister à partir de ce qui fait sa vie (ici professionnelle), ses difficultés propres, ses limitations, et c’est le cheminement à travers l’écoute qui permet au processus figé de se transformer en libérant d’autres possibles. Je sais par expérience combien il est bon d’être pleinement écouté, de se sentir compris sans le soupçon d’un jugement.
- En second lieu, celui de l’analyse de la pratique. Il s’agit moins de la part personnelle que d’une dimension organisationnelle qui implique l’équipe dans son fonctionnement systémique. Le rôle de l’intervenant est ici primordial. Même s’il intervient en fonction de son propre cadre théorique, il doit disposer d’une vision englobante capable d’intégrer et de dépasser les points de vue de chacun. Il doit pouvoir souligner les interactions ainsi que les effets de ses interactions sur les différents protagonistes en jeu. L’intervenant est aussi gardien du cadre et respectueux des règles institutionnelles qu’il va intégrer à la recherche de solutions. La cohérence par rapport au dispositif en vigueur est essentielle sinon des tentions se font rapidement sentir qui déstabilisent les usagers. Dans le cadre de l’analyse de pratique, il est recherché des réponses pratiques directement applicables à la situation. En même temps, celles-ci doivent être en accord avec les participants impliqués. L’orientation recherchée vise à tirer profit de la situation de manière optimale, elle concerne donc le positionnement de chacun dans le fonctionnement cohérent de l’équipe. Gestion de conflits mais aussi recherche de solutions satisfaisantes et créatives dans un consensus qui n’est jamais un compromis au détriment de certains membres de l’équipe. La recherche d’une positivité qui ne soit pas la négation des difficultés mais la mise en avant d’une solution possible, bénéfique pour l’ensemble.
- Une dimension formative et pédagogique. Même s’il ne s’agit pas de formation, l’intervenant doit pourvoir proposer des « outils » qui aident les participants à évoluer dans un sens qui leur apparaît profitable. Par exemple, apprendre à se relaxer de manière immédiate, savoir prendre suffisamment de recul pour ne pas envenimer la situation, gérer des émotions trop envahissantes, apprendre à se ressourcer et à prendre soin de soi. Ces « outils » vont faire partie d’un savoir-faire pour mieux aussi savoir-être. Ils apportent du sens à la pratique et facilitent l’implication dans la vie professionnelle.
De la supervision en groupe à la supervision individuelle
Beaucoup peut être partagé en groupe. Les interventions des uns enrichissent le questionnement et la réflexion des autres. Soumettre sa situation au regard des autres c’est s’exposer mais, si le climat est favorable et respectueux, c’est aussi encourager les échanges, les initiatives, la créativité. Un groupe doit pouvoir stimuler les intervisions, les interversions, les possibilités de donner le change. Pourtant, certaines personnes ressortent frustrées de ces temps de supervision. Qu’en est-il ? Il ne s’agit pas de simplement donner son opinion mais d’apprendre à s’écouter mutuellement, à entendre des positionnements différents du sien, à progresser ensemble dans la recherche d’une solution satisfaisante pour chacun. Telle est la richesse de la supervision qui conduit à une vision systémique en tenant compte des positions de chaque personne.
Si les situations renvoient immanquablement les participants à ce qui leur est singulier (je suis troublé(e) là où je suis particulièrement sensible), il est certaines situations qui bousculent de trop et amènent les participants à douter de leurs compétences. La personne a alors besoin d’un soutien direct et approprié à sa situation. Elle n’a pas forcément envie, et ce n’est pas souhaitable, de s’exposer devant le groupe. Il lui revient de régler la situation pour elle-même, ce qui aura pour conséquence de régler ses relations à l’équipe et au contexte de travail.
- Dans la démarche de supervision individuelle, je pratique une approche qui s’appelle le focusing. Cette approche va directement interroger la personne dans ce qui est, pour elle, difficile à porter dans cette situation. Elle contourne, si je puis dire, le contenu de l’histoire et son analyse pour permettre à la personne d’écouter directement ce qui est en souffrance en elle. Cette souffrance est inscrite dans le corps comme une tension, un stress, un malaise, voir carrément un symptôme physique. L’écoute de cette souffrance non seulement soulage la personne mais la conduit à trouver de nouvelles solutions et à mettre en place de nouvelles dispositions.
Afin que ce soit davantage parlant, je vais vous donner un exemple.
Depuis plusieurs mois une soignante garde en elle une situation dont elle n’arrive pas à se remettre, ce qui la conduit même à envisager de changer de métier. Cette aide-soignante a accompagné un monsieur qui mourrait, ce qui n’est pas exceptionnel dans cette maison de retraite : elle est restée auprès de lui les vingt dernières minutes pendant lesquelles il s’asphyxiait de plus en plus. Elle expose la situation avec des détails très durs, puis je lui propose de prendre un peu de temps pour sentir ce qu’aujourd’hui, il reste en elle de cette situation.
- Comment ressentez-vous maintenant la situation dans votre corps ?
- Je me sens mal, c’est comme un malaise permanent qui m’empoisonne dans mon travail. Je crois que je ne suis plus faite pour ce métier. C’est trop dur.
- Ca vous conduirait à ne plus vouloir rester dans cette profession.
- Oui, c’est trop dur, c’est trop lourd.
- Peut-être pouvez-vous sentir où « c’est trop dur et trop lourd » dans votre corps ?
- C’est là, sur la poitrine, j’ai comme une angoisse.
- Pouvez-vous décrire comment ça fait, ce que vous appelez une angoisse, « ce trop dur, trop lourd » ?
- J’ai un poids là.
- Prenez le temps de décrie ce poids, à quoi il ressemble…
- C’est une sorte de plaque bien noire, bien épaisse, bien lourde
- Vous diriez qu’elle peut être en fonte par exemple ou en plomb, et épaisse comment ?
- Oui en fonte, épaisse comme ça, et large comme ça (montre avec ses doigts et ses mains)
- Essayez de rester avec cette plaque et puis d’écouter ce qui vient…
- Eh bien… en fait, (larmes dans les yeux) dès que j’ai vu ce monsieur, je suis allée prévenir mes collègues, leur dire dans quel état il était. Mais personne n’a bougé, personne n’est venu. Bien sûr je n’ai rien demandé, mais j’aurai voulu que quelqu’un vienne avec moi. Comme personne ne venait, je suis retournée et je suis restée tout le temps auprès de lui jusqu’à la fin. Quand il est mort, je suis redescendue, je leur ai dit, alors tout le monde s’est rendu à son chevet et moi je suis restée toute seule en bas. Personne ne m’a rien demandé, pour savoir comment ça s’était passé…
- Si je comprends bien vous vous êtes retrouvée toute seule pendant et après, alors que vous auriez attendu de l’aide de la part de vos collègues, leur présence, qu’elles se soucient de vous.
- Ah oui, c’est ça. Je me suis retrouvée toute seule, personne ne s’est occupé de moi, de savoir comment j’allais… Ah oui, c’est surtout ça qui me pèse, ce n’est pas tant la mort de ce monsieur, mais de m’être retrouvée toute seule.
- Bien sûr, la situation était très dure mais c’est surtout la solitude qui vous a pesé à ce moment là et le fait que vous ayez continué à être seule avec tout cela.
- Oui, je n’avais pas réalisé à quel point la solitude avait été pesante. Bien sûr l’accompagnement était difficile, mais le fait d’être seule et de ne pas avoir eu de soutien à ce moment là, c’était resté en moi.
- Comment vous sentez-vous maintenant ?
- Beaucoup mieux. Le poids est parti. Je ne leur en veux pas à mes collègues, mais quand même, si quelqu’un avait pu m’entendre à ce moment là… C’est bon, je vais pouvoir retourner autrement dans le service… Je me sens apaisée. »
La démarche du focusing permet d’aller directement au cœur du sujet, en passant par le biais du corps. A l’écoute du corps, directement en contact avec le malaise laissé par la situation, la personne à la fois se libère de ce qui l’entravait, comprend la situation sous un autre angle et trouve à se repositionner différemment.
Bien d’autres types de supervision individuelle conduisent aussi à de nouvelles prises de conscience et à de nouveaux réajustements, néanmoins, je voudrais souligner ici combien les personnes, en trouvant par elles-mêmes les solutions qui leur sont appropriées, s’inscrivent dans un processus qui prend sens et leur permet de se développer dans leur vie professionnelle.
Conclusion
Améliorer les « performances » des professionnels (et des bénévoles dans les services de soins) est bénéfique aussi bien pour les écoutants que pour les usagers. L’accent actuel sur la prise en compte des personnes doit pouvoir fournir ces temps indispensables au ressourcement. Il ne semble pas y avoir de développement durable sans une ergonomie (science du travail) douce et respectueuse de chacun. Amener les personnes à exploiter au mieux le potentiel de situation n’est pas une utopie mais une nécessité. Dans ce sens la supervision, qu’elle soit supervision d’équipe (où chacun trouve à se dire et à s’ajuster), supervision des pratiques (où chacun améliore ses outils et comportements), supervision individuelle (pour sortir d’un enferment et retrouver l’aisance dans ses interventions) est au centre d’une politique de l’entreprise. Elle est au cœur d’une véritable dimension écologique humaine.